Pour cette anecdote, je remonte un peu le temps, il y a quelques semaines…
Ce soir-là, nous décidons de partager un dîner avec ma fille.
La soirée printanière est belle. L’air doux, le soleil s’attarde un peu. Attablées devant le repas frugal constitué des restes du frigo, quelques haricots verts, de la feta… Me vient soudain une question.
Comme tout le monde, j’entends beaucoup parler d’intelligence artificielle ces derniers temps, de logiciels capables de créer des peintures, d’écrire des dissertations… et mon esprit curieux ressent le besoin de mieux comprendre cette technologie, ainsi que les enjeux et changements sociétaux qui s’opèrent à grande vitesse avec la démocratisation de ces derniers (si possible, avant d’être complètement dépassée).
Je demande donc à ma fille de m’expliquer comment fonctionne le chatbot ChatGPT. Pour cela, rien de tel que la pratique. Elle me montre comment accéder à l’outil, et me propose de demander un texte à l’IA sur le sujet de mon choix. Vin et spiritualité? Allez, banco, en à peu près 20 secondes, ChatGPT me sort un texte crédible sur le sujet. Je suis bluffée par le résultat! Je teste donc à mon tour, prenant la conversation en main.
“Bonjour”, je commence.
“Maman, c’est un robot, on ne dit pas bonjour…” explique ma fille en riant.
Bon, me voilà déjà larguée.
Je me reprends donc, oubliant les politesses et les convenances sociales, et demande sans préambule au chatbot une recette équilibrée en fonction de la médecine chinoise, de l’ayurvéda et du rythme de la lune, histoire de le challenger un peu.
Boum, vous vous en doutez: 20 secondes plus tard, ChatGPT a régurgité une recette et m’en explique les bienfaits correspondants.
Hum… Génial?
Voilà qui me perturbe.
Serait-ce la révolution tant attendue, le messie du savoir et de l’intelligence, le futur guide de l’humanité qui résoudra tous ses problèmes?
Terrifiant plutôt, non?
Après cette démonstration de force, je m’explique mieux l’attrait et la surmédiatisation du sujet. Ces assistants virtuels “intelligents” représentent une prouesse numérique sans précédent. Pourtant, quelque chose me manque, je me sens mal à l’aise face à cette première expérience, sans trop savoir pourquoi. Je n’ai fait qu’effleurer la question des IA et je passe sans doute à côté de nombreux aspects plus concrets qui restent en dehors de mon champ de vision, alors, évidemment, je ne peux pas tout comprendre.
Ce soir-là, je dors mal. Cette histoire me perturbe, mais je commence à approfondir ma compréhension véritable du sujet. ChatGPT peut servir de synthétisation de données préexistantes, mais au fond, il ne peut inventer. Il ne peut créer car il lui manque l’intuition, le ressenti, l’expérience réelle. Il peut écrire une chanson, un livre même, basé sur une standardisation de milliers d’histoires compactées et réappropriées, mais il ne peut pas raconter mon histoire personnelle par exemple.
Cette pensée tourne en boucle et mon sentiment de malaise grandit. Quelque chose me dit que si l’on se mettait tous à utiliser cet outil, en résulterait un appauvrissement de nos cerveaux et notre capacité à réfléchir avec l’intuition, et surtout avec le cœur.
Le jour se lève. Le matin me paraît noirci par mes troubles nocturnes. L’atmosphère est encore fraîche et humide lorsque je prends la route pour le travail, l’esprit toujours encombré et quelque peu désespéré par le futur qui nous attend.
Je découvre alors une vision somptueuse. Le bord de la route est envahi de coquelicots. Leurs couleurs défilent devant mes yeux en une palette de rouge ponceau, de vert prairie et de minuscules taches noires, leurs pétales si légers bercés par la brise matinale.
Je roule en les admirant, et tout de suite, me voilà rassurée. Les coquelicots sont de retour.
Ils reviennent, fidèles au rendez-vous, chaque année à peu près à la même date, avec leur joli rouge vif. Il n’y a rien d’artificiel dans le coquelicot, tout est si fragile et si beau, et il n’y a rien de plus rassurant.
Mon cœur s’allège.
Bien sûr qu’il faut évoluer avec son temps, mais revenir à des choses vraies est aussi vital.
Continuer à cultiver son jardin, ne pas perdre ce qui nous est propre, voilà qui est essentiel. Nos émotions, nos pensées, nos goûts, ce qui nous émerveille, tout ceci ne doit pas et ne peut pas être standardisé.
Lorsque je reçois des personnes dans mon centre, si quelqu’un me dit qu’il a des maux de ventre par exemple, je sais qu’il peut y avoir autant de raisons que de personnes différentes, car nos expériences sont uniques, nos ressentis impliquent toute notre histoire personnelle, et ceci, une IA ne pourra pas l’intégrer.
Elle ne pourra pas écouter avec son cœur des souvenirs d’enfance, des peurs, des angoisses. Elle ne pourra pas observer un visage dans toute sa complexité d’expressions, saisir les variations et les nuances de la personne, afin d’adapter ses soins. Pour moi, passer du temps avec la personne qui vient me voir est une étape indispensable pour apprendre à la connaître au mieux, car cela permet un travail en profondeur.
En réalité, le lien qui se crée entre le thérapeute et son patient a quelque chose de magique, impossible à traduire en données numériques, et je réalise qu’il s’agit d’une des plus belles facettes de mon métier.
Je me souviendrai donc longtemps de cette soirée où j’ai essayé de comprendre ChatGPT, et où grâce à une IA et à des coquelicots, j’ai repris conscience d’une chose essentielle.